La médiation transculturelle, pour rapprocher diversité et soins
Face à maladie grave telle qu’un cancer, la médecine hospitalière propose des solutions toujours plus techniques et expertes. La plupart d’entre nous cherche également un sens à cette épreuve. Dans nos sociétés multiculturelles, l’éventail des langues parlées par les patients, des interprétations de la maladie et des ressources pour y faire face s’élargit. Certaines peuvent apparaître incompatibles avec la médecine occidentale moderne. La médiation transculturelle proposée par le Dr Serge Bouznah a pour objectif de lever ces obstacles.
La prise en charge du cancer évolue en se centrant sur le patient, mais la diversité culturelle s’accroît.
Les différences culturelles peuvent entraîner des difficultés et incompréhensions entre les équipes soignantes hospitalières et le patient.
L’approche transculturelle respecte les spécificités culturelles du patient dans les relations médecin-malade.
La médiation transculturelle intervient en cas de blocage afin deconstruire un projet de soins respectant à la fois la théorie biomédicale de la maladie et l’interprétation culturelle du patient.
La prise en charge du cancer a beaucoup évolué ces dernières années. L’efficacité des traitements a progressé, la survie des cancers a augmenté, certains peuvent être guéris et des cancers autrefois de très mauvais pronostic sont devenus des maladies qui peuvent être considérées comme chroniques, par rapport à leur prise en charge sur le long cours.1,2 Mais ce n’est pas tout : on ne soigne plus une maladie, mais aussi un patient. Grâce au développement des soins oncologiques de support*, l’attention portée à la qualité de vie de chaque patient, en fonction de ses besoins particuliers, est désormais acquise.3 De fait, les patients sont devenus plus actifs dans le parcours de soins et peuvent désormais prendre part aux décisions de traitement.4,5
Le cancer : un vécu intime et ancré dans la culture du patient
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Malgré ces avancées, le cancer reste une expérience déstabilisante, difficile, souvent chargée d’une symbolique sombre.6 Il s’impose comme une effraction intime et une rupture dans la vie de la personne atteinte.7,8 Elle devient un patient et entre dans un univers qui lui est généralement « étranger » : l’hôpital.7 Souvent sidérée par l’annonce de la maladie, elle peut ensuite se poser de nombreuses questions : pourquoi moi, pourquoi maintenant, pourquoi dois-je subir cela ? L’équipe soignante hospitalière va principalement apporter des réponses biologiques et médicales au patient : un diagnostic et des traitements, une cause et un pronostic dans certains cas. De son côté, le patient va également chercher un sens à la maladie et y réagir selon sa personnalité, son expérience de vie et sa culture. La culture, ce sont des valeurs, croyances et comportements liés à l’origine ethnique, la nationalité, la langue, la religion, les traditions, la famille… Sans s’en rendre toujours compte, chacun d’entre nous possède, par sa culture, une perception du monde singulière qui construit sa réalité.4,9 Or dans nos sociétés où la diversité culturelle s’accroît, les interprétations de la maladie se multiplient.10
Différences culturelles : créer l’alliance entre l’équipe hospitalière et le malade
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Le projet de soins d’une personne atteinte de cancer est mis en place dès l’annonce de la maladie, sur la base d’une information et d’un accord entre l’équipe soignante hospitalière et le patient. Cependant, les discussions sont souvent chargées d’émotions et les explications sur le cancer et ses traitements, difficiles à comprendre par le patient. Pour une bonne prise en charge, une entente et une alliance doivent pourtant s’établir entre l’équipe médicale et le patient. Lorsque ce dernier a une appréhension très différente de la maladie que celle pratiquée sur le lieu de soins, et/ou qu’il parle une autre langue, elles peuvent être difficiles à obtenir.4 Un interprète ne suffit pas toujours : Comment traduire des mots sans équivalent dans la langue du patient ? Comment trouver les mots simples et justes pour que chacun comprenne l’autre ? Que faire quand un patient refuse un traitement pour des raisons religieuses ou ne se réfère qu’aux conseils d’un guérisseur du pays d’origine ?
C’est à ce moment-là que la médiation transculturelle révèle toute son utilité. Le Dr Serge Bouznah, qui propose un tel dispositif en France, nous explique comment ses équipes procèdent pour rapprocher, par le dialogue, un médecin hospitalier et un patient qui peinent à s’entendre sur un projet de soins pour des raisons culturelles.4
Flashback : L’approche transculturelle d’hier à aujourd’hui
Développée depuis une vingtaine d’années en France, l’approche transculturelle repose sur plusieurs courants théoriques, dont la démarche pionnière de l’ethnopsychiatre** Georges Devereux dans les années 70. Avec ses patients, il a utilisé la psychanalyse et l'anthropologie*** de façon complémentaire pour saisir la singularité de chaque patient dans son groupe d'appartenance. Des applications cliniques et techniques de communication de la médiation transculturelle ont été développées dans les années 90 par l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, qui tenait compte de la langue maternelle et des interprétations culturelles de ses patients, puis par la pédopsychiatre Marie Pose Moro dans son unité de soins transculturels destinée aux familles migrantes. « La médiation transculturelle telle que nous la pratiquons est inspirée des pratiques narratives, c’est-à-dire de notre capacité à coconstruire avec le patient et ses proches un nouveau récit de la maladie », explique le Dr Bouznah.11
Interview Dr Serge Bouznah, consultant et formateur en clinique transculturelles, co-fondateur et ancien directeur du Centre Babel, Centre Ressource Européen en Clinique Transculturelle, Hôpital Cochin, Maison de Solenn (Paris)
Comment peut-on concilier le point de vue médical et l’interprétation culturelle de la maladie ?
A l’hôpital se rencontrent deux théories autour de la maladie. D’un côté, il y a celle de la culture médicale, qui a son propre mode de pensée, de fonctionnement et son langage, et celle du patient, qui a sa propre représentation de la maladie. Nous médecins, avons été formés à penser que la maladie n’a qu’une seule réalité biomédicale et que ses représentations culturelles étaient à négliger ou à écarter. Mais on sait aujourd’hui que l’interprétation d’une maladie donne sens et réalité à celle-ci. Selon l’approche transculturelle, aucune des deux théories de la maladie, biomédicale ou culturelle, n’est plus vraie que l’autre. Il n’y a pas forcément opposition : un patient qui reçoit un diagnostic de SIDA par nos médecins peut aussi voir un thérapeute traditionnel qui lui affirme qu'il a été « marabouté » sans que cela pose problème. La médiation transculturelle n’intervient qu’en cas de blocage dans le projet de soins.
Existe-t-il un « profil » de personne dont la culture intervient davantage dans la relation médecin-patient ?
L’interprétation de la maladie concerne tous les patients, tamouls, kabyles, congolais, malgaches ou « franco-français » ! L'objectif de notre médiation est de faciliter la rencontre entre deux cultures, entre un patient « profane » en situation de vulnérabilité et un médecin en situation d'expertise. Cependant, le décalage est plus évident avec des patients migrants issus d'horizons culturels très éloignés des modèles occidentaux et ne parlant pas français : une passerelle peut alors se révéler nécessaire.
Concrètement, comment cette médiation transculturelle s’organise-t-elle ?
L’équipe de médiation transculturelle comprend un médecin animateur formé à la clinique transculturelle et un médiateur culturel parlant la langue maternelle du patient. Elle intervient sur demande du médecin hospitalier, au sein de l’hôpital, et avec l’accord du patient ou des parents s’il s’agit d’un enfant. La réunion comprend l’équipe de médiation transculturelle, le médecin hospitalier ayant fait la demande, le patient et souvent, ses proches. Le médecin animateur va examiner le dossier et en discuter avec le médecin hospitalier. Il va vérifier auprès du médiateur culturel que celui-ci a bien compris les échanges pour qu’il puisse retraduire la situation au patient. Cela nous permet d’engager une discussion sur ce qui fait obstacle et de trouver les moyens de le lever. La séance de médiation dure de 2 à 4 heures et dans 80% des cas, nous n’interviendrons qu'une fois.
Le médiateur culturel joue-t-il un rôle central dans le dispositif ?
Le langage est un outil important de négociation dans la relation que nous devons créer. Le médiateur culturel « filtre » les énoncés médicaux pour les rendre compréhensibles pour le patient et les proches. Il prend parfois des chemins de traverse linguistiques lorsque le patient ne parle pas français car certains termes médicaux n’ont pas de traduction littérale. Le patient intervient aussi pour proposer ou confirmer une « traduction ». Nous dépistons et corrigeons ainsi des malentendus, parfois sur des termes dont le sens nous semble évident. Par exemple, un médecin peut dire à son patient qu’il est « guéri » de la tuberculose même s’il en a encore des symptômes d’inflammation, alors que pour le patient, être « guéri » signifie dans sa langue « n’avoir plus rien ».
Vous prenez aussi en compte l’interprétation de la maladie du patient selon sa culture ?
Oui, lorsque nous avons éclairci l'interprétation de la théorie médicale, nous nous tournons vers le patient pour connaître son point de vue sur sa maladie ou de celle de son enfant, mais aussi celui de ses proches, y compris sa famille dans son pays d’origine. Le médiateur guide le médecin animateur pour mieux comprendre les interprétations spécifiques à la culture du patient. Tout le travail consistera à trouver un terrain d’entente sur le projet de soins qui tienne compte des deux théories sur la maladie, sans disqualifier l’une par rapport à l’autre.
Sur ce point, avez-vous un exemple à nous donner de médiation transculturelle en oncologie ?
Nous sommes intervenus dans des situations de cancers pédiatriques à l'Institut Curie. Notre dernier cas concerne un enfant atteint d’un cancer osseux, dont les parents du Burkina Faso refusent le traitement chirurgical. Nous avons compris qu’une grand-mère au pays, thérapeute traditionnelle, a donné à l’enfant un traitement qui ne doit pas être donné en même temps que le traitement médical. Nous devons prendre le temps de négocier avec elle et l’équipe soignante pour concilier ces deux approches. C’est possible : nous avons vu de nombreuses fois des stratégies thérapeutiques évoluer en fonction de ce que nous avons compris de la situation, par exemple quand l’hôpital s’organise pour en accepter d’associer un traitement ou un rituel traditionnel à la prise en charge médicale.
Comment concluez-vous une médiation ?
Nous nous mettons d'accord : comment l’équipe médicale va pouvoir continuer à apporter les soins à son patient et comment ce dernier utilisera ses propres ressources. Les deux « mondes » en présence collaborent ensemble de manière complètement ouverte et en reconnaissant au patient une position d'acteur dans ses soins. Notre but : élargir l’interprétation de la maladie pour redonner un sens à l’épreuve que traverse le patient et permettre à celui-ci d’être soigné à l’hôpital plus efficacement et sereinement.
Biographie de Serge Bouznah
Né en 1955 à Tunis, le Dr Serge Bouznah est médecin en Santé Publique et spécialiste en clinique transculturelle. Dès 1994, il collabore à des travaux réalisés à l’hôpital Necker auprès de familles migrantes d’enfants atteints par le VIH. En 1999, il met en place avec ses collègues une collaboration entre l’équipe spécialisée douleur de la Fondation Rothschild à Paris et un binôme médecin-médiateur formé en clinique transculturelle. Ses activités se sont ensuite élargies aux soins palliatifs, aux maladies chroniques et à la réanimation pédiatrique. Pour ce travail il a été lauréat pour ce travail du prix national de lutte contre la douleur décerné par la Fondation APICIL en 2008. En 2010, le Dr Serge Bouznah et le Pr Marie Pose Moro fondent le Centre Babel, qu’il a dirigé jusqu’en 2023. Il est aujourd’hui consultant et formateur en clinique transculturelle. Avec le Dr Catherine Lewertowski, il est l’auteur de l’ouvrage « Quand les esprits viennent aux médecins. 7 récits pour soigner », 2ème édition 2021 (éditions Inpress).
Pour comprendre
*Soins oncologiques de support : ensemble des soins et soutiens nécéssaires aux personnes malades tout au long de leurs parcours de soins, associés aux traitements spécifiques contre le cancer.3
**Ethnopsychiatrie : branche de la psychiatrie étudiant les troubles psychiques en fonction des normes du groupe culturel auquel appartient le patient.12
***Anthropologie : étude scientifique de l'homme et des groupes humains dans toutes leurs dimensions, physiques et culturelles.10
Sources :